Naviguer dans le flou

unbrindemaman © EM – Naviguer dans le flou

Parfois tu te lèves le matin et tu ne sais pas vraiment si tu veux déjeuner, puis tu hésites entre une tasse de thé ou de café. Si la journée démarre ici, tu t’en sors bien. Mais parfois le flou dure toute la journée, ou plusieurs jours, mois, années. J’ai même déjà rencontré des personnes qui ont connu ce flou toute leur vie.

Naviguer dans le flou, c’est un sport de l’esprit qui demande énormément d’énergie et de lâcher prise. C’est un état que nous traversons tous au moins une fois, au moment de faire des choix décisifs. Après le BAC ? Au moment de se marier ? De changer de parcours professionnel ? Somme toute, à chaque fois que nous avons à prendre une décision importante, dirons-nous. Le flou est plus ou moins brumeux selon les situations, les réponses sont parfois là quelques part, et avec le temps tout s’éclaircit et le chemin se trace.

Il arrive parfois que la zone de flou s’installe insidieusement dans le quotidien, et d’autres fois elle nous tombe dessus comme une enclume en plein élan. Malheureusement, je peux dire que dans ce cas, l’impact ne pardonne pas.

J’ai horreur de ces zones de flou. J’aime savoir ou je vais, comprendre ce qui m’attend. Savoir. Mais voilà, c’est tombé sur moi. Je suis restée sonnée très longtemps par la brutalité de cet événement que vous connaissez déjà si vous me suivez depuis un moment. Je parle de l’annonce du décès de mon bébé à quelques heures seulement de ma DPA.

J’ai déjà décrit la douleur, la tristesse et le vide, mais je crois que je n’ai encore jamais réellement parlé du fameux flou. Cette brume qui paralyse la pensée sans prévenir, de jour comme de nuit. Il y a dans ce cas deux « pourquoi » qui sautent à la gorge : le « pourquoi cela m’est-il arrivé ? Pourquoi moi ? » et plus simplement le « pourquoi le cœur de mon fils a-t-il brusquement cessé de battre ? »

Je fais bien la distinction entre ces deux « pourquoi », le premier relevant de suppositions métaphysiquo-spirituelles, tandis que le second cherche à déterminer les causes physiques, biologiques, mécaniques…

Tenter de répondre au premier pourquoi avec nos faibles moyens peut rapidement amener à beaucoup de dérives assez graves comme penser que l’on a mérité ce malheur. Mais ce genre de réflexions réductrices me font repenser à la morale des contes de Perrault, précisément celui qui s’intitule « Les fées » version « Les comptes de la rue de Broca« . Est-ce véritablement une punition ?  Un malheur ? Pour qui ? Qui peut le dire ? J’ai, depuis longtemps, choisi de me pas m’attarder sur ce « pourquoi », pour éviter d’ajouter du brouillard au flou.

Mais pourquoi ? Pourquoi est-ce que son petit cœur qui faisait parfaitement son rôle et que nous venions juste d’examiner sous toutes ses coutures à l’échographie a-t-il cessé de fonctionner ? Pourquoi ? J’ai passé quatre très longues années à me triturer l’esprit et à me refaire le film des centaines de fois pour essayer de comprendre pourquoi. Pour quelles raisons ? Une circulaire ? Non. Un décollement placentaire ? Non. Un choc semblable à celui que pourrait procurer un accident de voiture ? Il n’y a rien eu de tel. Un plus petit choc alors ? La petite chute/glissade à tel moment ? On me dit que c’est impossible. La porte qui avait cogné contre mon ventre en la refermant à tel moment ? Bien sûr que non madame. Un manque d’espace pour mes deux jumeaux dans mon ventre ? Mais non. Une mauvaise circulation entre moi et mon bébé ? Ce n’est pas ça. Une malformation ? Toujours pas.

J’étais sous très haute surveillance, perpétuellement allongée, hospitalisée, contrôlée… Tout allait parfaitement bien du début à la fin. Quoi alors ? Qu’est-ce qui a bien pu se produire ?

Ce flou m’a dévorée quatre longues années. Chaque matin, chaque soir, en pleine journée, dans mon quotidien, derrière le masque, le « pourquoi » survenait et m’accaparait l’esprit. J’ai lu des tas de rapports d’études, des tas de mémoires de sages-femmes disponibles en ligne… J’aurais voulu être médecin pour avoir plus d’outils de compréhension. Outils qu’aucun médecin que j’avais rencontré n’avaient visiblement… Quelle déception. Désillusion. J’ai réalisé que le monde était rempli de spécialistes qui ne « savent rien ». Je me suis dit, « retournons donc dans le côté lumineux de ce que la case métaphysiquo-spirituelle peut nous apporter dans ce cas ».

Puisqu’on ne saura jamais, autant voir ce qu’il en est : Pourquoi ? Pour que mon fils soit préservé et qu’il n’ait pas à endurer les difficultés de la vie. Pour qu’il soit épargné de devoir évoluer face aux vices de ce monde. Lui, le privilégié… L’esprit s’accommode bien de cette réponse à ce « pourquoi », mais pour mon cœur de maman, il arrivait que cela ne suffise plus. Le second « pourquoi » resurgissait. Ce flou insupportable en devenait dévorant. Besoin de savoir. Pourquoi un cœur s’arrête ? Dans quel ordre les choses se font ? Est-ce une conséquence ou une cause ? Quand est-ce précisément arrivé ? A-t-il souffert ?

Je m’étais préparée à vivre dans ce flou tout le restant de mes jours, puis j’ai fait un rêve, un soir, quelques semaines avant les quatre ans de mes jumeaux. Aussi fou que cela puisse paraître, j’ai rêvé que le personnel hospitalier s’excusait chaudement de ce qui m’était arrivé. Sans entrer dans les détails, j’ai eu, suite à ce rêve, un besoin irrépressible d’aller rouvrir mon dossier pour l’examiner en détails, ce que je n’avais, je crois, jamais encore eu le courage de faire avec des lunettes qui m’auraient permis de voir assez net au travers de tout ce flou.

J’ai découvert une petite ligne avec quelques fautes de frappes, et quelques mots : E-coli, citrobacter koseri…

Je ne sais même pas comment poursuivre ce billet. Il est minuit quarante cinq et je ne réalise toujours pas, en l’écrivant noir sur blanc, que des médecins aient pu me laisser quatre longues années dans un flou des plus déstabilisants sans me dire clairement que cette piste était pleinement envisageable, alors même que ces mots étaient dans mon dossier quatre ou cinq jours avant l’accouchement… On m’avait dit à demi-mot que si le liquide amniotique de mon fils était souillé de méconium, c’était justement parce qu’il n’était plus en vie. En réalité, on m’a dit tout et son contraire, puis on m’a laissée dans la nature. Seule dans le flou.

En en discutant avec ma sœur et l’une d’entre vous, j’ai réalisé qu’en plus de ne pas savoir lire les taux pour essayer de comprendre les choses avec plus de précisions, mon dossier était incomplet. Ni une, ni deux, mon époux a envoyé un courrier de réclamation et c’est ainsi que nous avons foulé les couloirs du CHU de mes pires cauchemars de nouveau. Façon de parler… Je ne cauchemarde jamais de ces lieux, mais ils sont empreints de bien des images traumatisantes.

Les secrétaires étaient toujours aussi exécrables allant jusqu’à essayer de chasser mon époux des lieux. Décidément, le Covid aura eu bon dos. Mais très peu pour nous, plus maintenant, et certainement pas ici. Quittes à faire un scandale, même si cela ne nous ressemble pas, nous étions prêts à faire valoir nos droits. Nous n’avons pas eu besoin d’en arriver là… La personne qui nous a reçus était très bien. Je ne l’avais jamais vue auparavant. Nous n’avons jamais eu de retour aussi détaillé de notre histoire. Quatre ans plus tard, avec respect et professionnalisme, elle a pu nous rendre les pièces manquantes que nous avons dû aller chercher de nous-mêmes, sans quoi elles seraient tombées aux oubliettes (après 10 ans, le dossier est perdu, pensez-y). Elle a également pu nous livrer son expertise avec le plus de bienveillance possible.

D’après elle, il s’agit donc d’une infection non détectée à temps. Infection qui aurait évolué extrêmement rapidement et qui aurait emporté mon fils. Voici à ce jour la raison la plus plausible. Avec une poche fissurée, et une très légère infection détectée quelques jours avant le drame, elle estime que les choses ont pu rapidement dégénérer sans qu’ils n’aient pu s’en rendre compte. On parle vraisemblablement d’infection par un agent pathogène nosocomiale ; qui se contracte lors d’un séjour à l’hôpital…

Plusieurs zones d’ombre persistent. Pour ne citer que celle-là : le taux infectieux détecté cinq jours avant était trop bas pour devoir être traité, puis il est naturellement redescendu légèrement. Alors pourquoi… On ne le saura jamais.

J’ai appris ce jour qu’il était scientifiquement prouvé que dans le ventre, les garçons sont plus vulnérables que les filles. Ils sont précisément plus sensibles aux infections. Notre cas particulier confirme cette information. Avec nos jumeaux mixtes… C’est notre fils qui a concentré toute l’infection. Les tissus de ma fille étaient nettement moins touchés… mais ils l’étaient tout de même.

L’enclume est déjà moins écrasante avec ces quelques informations. Ça fait beaucoup de bien d’avoir au moins des hypothèses qui tiennent la route, avec de vraies données, de quoi réfléchir à ce qui est arrivé avec des clés en mains. Ça aide à y voir plus clair.

Vous allez me dire : « Mais à quoi ça sert de savoir ? » Quand on vit la chose de l’intérieur, ça sert. Je vous l’assure. J’ai constaté que plus il y a d’informations, plus le flou se lève, et plus il est aisé d’avancer sur le chemin du deuil. J’ai notamment pu apprendre que le cœur de mon fils s’était vraisemblablement arrêté dans la nuit du vendredi au samedi. Ma fille serait donc restée une journée et demi auprès de son frère éteint.

Alors à quoi ça sert de savoir ? Je ne sais pas l’expliquer, j’avais besoin de retracer ce qui avait pu se passer en moi. Même si c’est terrible, maintenant je sais pour ce « pourquoi »… ou j’ai de vraies pistes du moins. Ce « pourquoi » résonne si loin qu’il parvient à se frayer une place à la frontière du premier « pourquoi » que je ne tente pas d’interpréter.

Je pense que la recherche du bonheur implique une recherche de vérité, d’où mon besoin viscéral de vouloir savoir, sans pour autant devoir comprendre. Je crois en Dieu, cela m’aide à appréhender le premier « pourquoi », celui qui me fait accepter mon sort sur lequel je n’ai aucune prise. Accepter son sort. La vie offre-t-elle un autre choix ?

Je le répète, je pense véritablement que la recherche du bonheur implique une recherche de vérité, d’où l’importance aussi de parler de son histoire à notre fille. Pour ne rien cacher à ce que son subconscient sait déjà mieux que nous. Pour éviter de répandre un flou injuste à son égard. Nous parlons de son frère avec tendresse à la maison, dans le plus grand calme et sans gravité aucune. Pour notre bien-être à nous, mais aussi et surtout pour le sien finalement.

EM.

J’espère de tout mon cœur que le flou s’invite peu dans vos vies. Qu’il disparaît rapidement après la première tasse de café.
Si ce n’est pas le cas, je vous souhaite de trouver la vérité et/ou l’apaisement quoi qu’il en soit.
Si vous avez vécu quelque chose de similaire à mon histoire, n’hésitez pas à témoigner ici en commentaire ou en privé. Une partie de mon esprit est toujours en quête d’informations. Souvent, c’est via les échanges d’expériences que de nouvelles pistes de réflexions s’ouvrent…

Il ne faut jamais oublier qu’avec ou sans ce flou, il y a une émotion qui reste légitime quoi qu’il en soit : c’est la tristesse. Je sais pertinemment que nous étions à deux doigts de tous y passer… Je suis consciente. Je sais tout cela. Je suis reconnaissante d’avoir ma fille, mais je ne pourrai jamais étouffer le manque. Eh oui, perdre un enfant, c’est triste.

Je voudrais finir par ajouter qu’il est toujours possible d’avancer malgré le flou aussi aveuglant soit-il. Il faut beaucoup de force et de courage mais ça reste possible.

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5 réponses à Naviguer dans le flou

  1. Suzanne dit :

    Un article si poignant mais qui te permet d’y voir un peu plus clair dans ce flou…
    Tu as raison de continuer de parler de ton fils à tes filles parce qu’il fait partie à part entière de votre famille.
    Ce n’est pas comparable mais je suis restée presque 18 ans dans le flou de ne savoir quoi faire de ma vie. J’y ai même laissé quelques plumes…mais j’ai entraperçu un peu de lumière et je suis bien contente d’avoir chassé ce flou qui m’aveuglait !

  2. Contrairement à toi, je n’ai pas été dans le flou. De suite, on a su que le placenta était la cause, 4 semaines après le décès de mon fils, les resultats de l’autopsie du placenta étaient là : multiples infarctus mais pas de cause. Mon gyneco me fait faire un bilan sanguin complet, 18 tubes de sang qui sont partis dans différents labo, il y a une hyperthyroïdie et des anomalies au niveau des globules blancs.
    Encore une prise de sang, qui montre une hypothyroïdie.
    J’obtiens un RDV direct avec la chef de service d’endocrinologie : pour elle, c’est une thyroïde post partum car aucun problème de thyroïde pendant la grossesse. Elle m’explique que dans 4 semaines, je n’aurais plus de thyroïde car elle se détruit et me dit quand commencer le traitement pour remplacer la thyroïde. 4 semaines plus tard, je suis dans son bureau, elle vérifie le fait que ma thyroïde est détruite sauf qu’elle est toujours là……
    Je subis un interrogatoire, il est orienté, les questions sont fermées et mes réponses sont oui, un tas de oui, trop de oui….. Elle reprend mon dossier de grossesse, mon carnet de santé et pointe des dates, toutes les anomalies de mon enfance, toutes les fois où je suis malade mais jamais comme les autres, les fois où les vaccins sont suivis d’effets secondaires, elle me pose des questions sur comment j’ai appris à lire, à écrire, mon parcours scolaire, mon avis sur mes capacités intellectuelles.
    De suite, elle me dit qu’elle n’a pas posé le bon diagnostic, que oui j’ai un problème, que oui ce problème est très probablement la cause du décès de mon fils, que oui les médecins que j’ai eu petite auraient dû se poser plus de question, que mon malaise que j’ai fait à 10 ans est le symptôme le plus fort de mon problème et qu’ils auraient dû me garder plus longtemps hospitalisée (j’ai fugué de l’hôpital, j’ai mordu les infirmières et les autres enfants du service, j’ai frappé l’enfant qui m’a dénoncé lors de ma deuxième fugue…… Je me suis fait virée car trop difficile à gérer pour le service !), que tous les effets secondaires à chaque vaccin était un symptôme, que la « grippe » qui a failli me tuer était un symptôme,……
    Bref, je suis malade, j’ai une maladie auto-immune et que mon système immunitaire attaque ma thyroïde ou l’aide à trop fonctionner ou plus rarement considère une grossesse comme un virus et passe à l’attaque.
    Déjà que je me sentais coupable, ça a été encore pire. Mais j’ai pu discuter avec 2 autres mamans de ma connaissance qui sont passées par la même chose.
    Par contre, hors de question d’avoir un autre bébé car ma maladie peut recommencer à faire la même chose et que même si la surveillance sera renforcée ça ne peut pas éviter un nouveau décès.
    Alors un peu flou pour moi m’aurait mieux convenu.

  3. Coralina (air-et-ailes) dit :

    C’est doux de lire un début d’apaisement à travers tes mots. Bravo à toi d’avoir eu le courage, des années plus tard, de pousser les portes entrouvertes. Je suis contente que vous ayez eu affaire à une personne humaine, cela manquait terriblement dans votre douloureux parcours.
    Je ne peux que confirmer tes dires: le pourquoi en suspend est très dur à tolérer. Parfois, on l’oublierait presque mais d’autres, il est asphyxiant. Je pense aussi qu’il n’aide pas à cheminer sainement. Savoir qu’on n’aura pas de réponse, c’est ajouter un deuil au deuil, c’est très lourd, comme un sac de pierres dans le dos sur un chemin déjà bien escarpé.
    Douces pensées pour ton petit H.

  4. Quel beau texte si prenant
    Votre parcours douloureux avec des personnes peu loquasses à vous expliquer et à vous accompagner dans ce deuil
    Ces questions restées en suspend trop longtemps, quel courage vous avez eu de résister et de chercher la vérité
    Pourquoi ca tombe sur nous? Cette question lors d’un deuil, on se la pose…
    La vérité, le pourquoi dans mon expérience de deuil, je l’ai parce que j’ai rencontré les bonnes personnes qui ont su répondre à mes questions
    Toute mes pensées vont vers vous tous

  5. Catherine dit :

    Merci pour ce texte si beau et émouvant !
    Le flou, nous l’avons connu pour notre petite et le connaissons encore un peu. Nous l’avons découvert peu après sa naissance, en se rendant compte qu’elle avait beaucoup de mal à téter. Puis, il s’est confirmé lors de son hospitalisation quand elle avait un mois car elle n’avait toujours pas rattrapé son poids de naissance. Il y a eu un premier nom : hypotonie. Quand elle avait six mois, j’ai pris rv avec sa pédiatre pour lui dire que je savais qu’il y avait quelque chose, que son développement n’était pas dans la norme. Nous nous sommes lancés sur la voie des thérapies et de la quête du diagnostic et avons eu une réponse quand elle avait deux ans et demi : elle a une maladie génétique extrêmement rare (moins de 200 cas dans le monde) .
    D’avoir eu un nom, une réponse, nous a beaucoup aidés même si cela a été un choc difficile à encaisser au départ. Il reste une part de flou malgré tout car nous ne savons pas quel sera son développement et comment sera sa vie future.

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